Traduit de l’article de Pablo Azócar, écrivain et journaliste chilien – dans la revue El Desconcierto, 11 juin 2020 – eldesconcierto.cl
Les Chiliens se sont montrés scandalisés par l’assassinat de George Floyd et le racisme aux Etats-Unis mais, un peu plus tard, un crime similaire a été commis au sud du Chili, l’assassinat de sang froid du werkén mapuche Alejandro Treuquil et, pour la grande majorité des Chiliens, ce crime est passé inaperçu. Le cas n’a pas occupé les premières pages des journaux ni fait la une des informations télévisées.
Depuis qu’a commencé le processus de transition en 1990 (fin de la dictature de Pinochet), les gouvernements démocratiques successifs se sont obstinés à étouffer toute critique et débat. Au nom du consensus, le pays s’est rempli de tabous et de thèmes cachés ou interdits… et les rares débats ont tendu vers la caricature et les coups d’autorité. Bien évidemment, l’explosion sociale du 18 octobre dernier a révélé tous les kystes qui s’étaient formés dans l’arrière-boutique et qui d’un coup ont fait surgir toutes les réclamations étouffées, les innombrables demandes et insatisfactions exprimées souvent avec violence.
La majorité des Chiliens a l’habitude d’observer le thème mapuche de loin comme si ce n’était pas quelque chose qui les concerne directement. Les enquêtes révèlent qu’une énorme majorité revendique ses origines européennes et très peu reconnaissent ce que différentes études scientifiques ont démontré : le métissage marqué des Chiliens, la présence génétique massive des peuples originaires y compris dans les secteurs économiques les plus élevés.
Alejandro Treuquil avait 37 ans et était le werken d’une communauté de Collipulli (Région de l’Araucanie). Un werkén est une autorité traditionnelle mapuche qui remplit la fonction de conseiller et souvent de porte-parole de sa communauté. Le 4 juin dernier, Treuquil emmena sa vieille automobile à réparer car il devait rendre visite le jour suivant à quelques-uns des prisonniers politiques mapuche. Puis, à la fin de la soirée, il s’en alla chercher, avec l’aide de trois adolescents, un cheval qui s’était perdu.
Il faisait déjà sombre quand des inconnus les ont attaqués en nombre : une balle lui a traversé le cou. Treuquil est mort sur place. Les adolescents qui l’accompagnaient ont tous été gravement blessés.
Dans l’entretien que Treuquil avait eu la veille de sa mort avec la Radio de l’Université du Chili, où il dénonçait l’état de siège et le harcèlement des gendarmes, il avait raconté qu’il était menacé, insulté presque chaque fois que passait un véhicule de la police en train de patrouiller. Ils l’appelaient à différentes heures par téléphone pour le menacer. Une balle de plomb tirée par un gendarme l’avait laissé inconscient une semaine plus tôt et, deux jours plus tard, son épouse avait subi un avortement spontané en raison des bombes lacrymogènes lancées à l’intérieur de leur maison.
La veille, des gendarmes étaient arrivés avec le lance-grenades de gaz et avaient pénétré violemment chez eux. « Si vous voulez m’arrêter, faites-le mais laissez ma famille en paix, cessez d’effrayer mes enfants », leur avait dit Treuquil, en ajoutant que s’ils ne partaient pas, il irait chercher ses peñis (frères) pour se défendre. « Avec tes peñis ou sans, tu vas mourir de toute façon, lui avait répliqué le chef de la police, « Indiens de m… vous allez tomber un par un ! » Treuquil laisse trois petits enfants.
L’institution des carabiniers (équivalent de gendarmes) est entachée de corruption et profondément discréditée. Elle apparaît engagée depuis des années dans une guerre brutale à l’encontre des Mapuche comme s’il s’agissait d’une affaire personnelle. Comme dans les westerns, les carabiniers se sont transformés en une sorte de bras armé des grandes entreprises forestières. Mais, à Santiago, personne ou presque ne dit rien, personne ou presque ne demande de comptes aux ministres de l’intérieur ou aux gouvernements centraux, parce que le thème est virtuellement invisible pour le reste des Chiliens.
Comme dans le cas de George Floyd, l’assassinat de Treuquil a rappelé beaucoup d’autres crimes de Mapuche commis ces dernières années. Camilo Catrillanca (24 ans) avait également été menacé par des carabiniers quelques jours avant d’être tué en novembre 2018 d’une balle dans la nuque tirée par le sergent Carlos Alarcón, membre du Commando Jungle (groupe paramilitaire). Comme si cela ne suffisait pas, afin de se faire innocenter, l’institution policière a fait un montage grossier, qui a été découvert par le Parquet, et plusieurs policiers ont été démis de leur fonction.
Alex Lemún (17 ans) a été assassiné en 2002 par le carabinier Walter Ramirez, un cas qui a été élucidé par la justice une décennie et demie plus tard. En 2006, Juan Collihuín (71 ans) a été tué dans sa maison par une balle tirée par le carabinier Juan Mariman. José Gerardo Huenante (16 ans) a disparu en 2005 après avoir été embarqué par une patrouille de Carabiniers. Jaime Mendoza Collío (24 ans) est mort en 2009 d’un coup de feu tiré par le carabinier Miguel Jara. Johnny Cariqueo (20 ans) est décédé en 2008 des suites d’un passage à tabac brutal alors qu’il était en garde à vue dans un commissariat.
D’autres dirigeant.e.s mapuches ont été assassiné.es : Lemuel Fernández (2019), Luis Marileo (2017), Patricio González (2017), Macarena Valdés (2016), Víctor Mendoza Collío (2014), José Quintriqueo (2014), Rodrigo Melinao (2013), Matías Catrileo (2008), Zenén Díaz Necul (2005), Julio Huentecura (2004), Jorge Suárez Marihuan (2002), Mauricio Huenupe (2002), Agustina Huenupe (2002).
Tout cela n’apparaît guère dans les médias chiliens.
En Araucanie, une sorte d’état de siège permanent est mis en place autour des communautés en résistance, accompagné de répression, d’arrestation, d’emprisonnement et de silence public. La situation n’a pas changé depuis 30 ans. Ce n’est qu’avec les Mapuche que les gouvernements chiliens (de gauche ou de droite) appliquent encore et encore une règle instaurée par Pinochet : la loi antiterroriste. Dans la presse, des épisodes comme celui de Treuquil apparaissent généralement réduits aux pages policières, quand ils ne sont pas directement omis. Le gouvernement de Piñera a radicalisé ce phénomène en s’attaquant au « problème mapuche » avec une seule politique : plus de langage belliqueux, plus de chars blindés, plus de répression.
Depuis le retour à la démocratie, différentes commissions et initiatives politiques ont été encouragées pour s’attaquer au « problème mapuche », mais elles n’ont jamais abouti. Les « experts » donnent toutes sortes de recommandations qui ne sont jamais appliquées. Plusieurs organismes internationaux, comme la Cour Interaméricaine des Droits Humains, le Conseil des Droits Humains de l’ONU ou Amnesty International, ont condamné l’État chilien pour le traitement qu’il inflige aux peuples originaires. Mais personne ne semble le savoir.
À l’heure actuelle, le Chili reconnaît officiellement l’existence de neuf peuples autochtones. Au Sénat dort depuis des années un projet qui déclare comme « génocide » l’extermination des habitants de la Patagonie et de la Terre de Feu (les peuples kawesqar, selk´nam, aoniken et yagán) par l’État chilien lui-même. Les membres des peuples autochtones sont confrontés à différentes formes de discrimination raciale et sociale : en moyenne, ils sont plus pauvres et ont des taux de chômage et d’analphabétisme plus élevés que l’ensemble de la population chilienne, une moindre connexion à Internet et un plus grand manque de protection sociale. Ils ont été l’un des secteurs les plus touchés par le coronavirus car ils vivent majoritairement dans les zones rurales et la moitié n’a pas accès au système de santé.
« Je vais essayer d’obtenir justice, même si c’est en vain, parce qu’un pauvre dans ce pays n’obtient jamais rien, a déclaré Andrea Neculpan, la veuve de Treuquil. Mais d’abord je vais faire ce que mon mari m’a demandé : « Je veux qu’on me fasse une veillée comme un Mapuche, qu’on danse la choike, je ne veux pas que tu sois triste, je veux que vous mangiez et dansiez ».
JUSTICE POUR ALEJANDRO TREUQUIL, WERKÉN MAPUCHE, ASSASSINÉ LE 4 JUIN 2020 PAR LA POLICE CHILIENNE RACISTE
JUSTICE POUR ADAMA TRAORÉ
JUSTICE POUR TOUS
LIBERTÉ AUX PRISONNIERS POLITIQUES MAPUCHE
EN PARTICULIER AUX NEUF D’ENTRE EUX QUI SONT EN GRÈVE DE LA FAIM DEPUIS LE 4 MAI DERNIER
DANS LES PRISONS DE TEMUCO ET D’ANGOL
LIBERTÉ AUX + DE 2 500 PRISONNIER.E.S DU MOUVEMENT SOCIAL TOUJOURS EN DÉTENTION PRÉVENTIVE
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